top of page
Rechercher

Un client que je n’oublierai jamais

  • Jessica Tavivian
  • 17 sept.
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 18 sept.

Certains clients vous marquent pour toujours. Ils vous obligent à repenser la douleur, la résilience et le sens même de la thérapie. David fut pour moi l’un d’eux. (nom modifié) 

David, un Afro-Américain de 34 ans, issu d’une famille nombreuse dans les quartiers défavorisés de New York, s’est présenté un jour à mon bureau. Son style vestimentaire, inspiré du milieu rap, son bandana sur la tête, son regard à la fois franc et fuyant, laissaient déjà entrevoir un parcours de vie marqué par les épreuves.

Dès nos premières rencontres, il apparaissait comme quelqu’un qui avait déjà traversé un long chemin de souffrance et amorcé une quête vers la guérison. Cependant, il demeurait prisonnier d’une dépression profonde et d’une anxiété chronique.

Au fil de nos séances, David m’expliqua qu’il pouvait repérer les policiers en civil dans le métro new-yorkais, en « moins de deux secondes », disait-il. Lorsqu’il en percevait un, son corps se figeait instantanément : tachycardie, dilatation pupillaire, état d’alerte maximale. Ce que David expérimentait était une réponse traumatique ou réactivation mnésique intrusive. En d’autres termes, son système nerveux réagissait comme si le danger était présent ici et maintenant, même si la menace était incertaine ou subjective. Était-ce une perception juste, une illusion, une hallucination? L’enjeu thérapeutique n’était pas de vérifier la réalité objective, mais de l’accompagner dans la gestion de ses émotions et la régulation de son système d’alerte interne.


L’ombre de la prison

Quelques mois plus tard, il me confia avoir été battu sauvagement par des gardiens dans l’une des prisons les plus redoutées de New York

Son récit, livré avec un visage figé, traduisait ce que l’on appelle en clinique un affect plat – une incapacité à exprimer l’émotion, fréquent dans le trouble de stress post-traumatique (TSPT).

Puis, dans un geste bouleversant, il sortit son dentier pour me montrer les séquelles physiques de cette agression. À travers ce signe concret, je prenais la mesure du traumatisme corporel et psychique qu’il avait subi.


Consommations et survie

David vivait dans une hypervigilance constante. Sa consommation de cannabis était massive, au point de remplacer ses repas. Parfois, faute de moyens, il se tournait vers le K2, une drogue de synthèse (cannabinoïde artificiel), connue pour ses effets délirants et ses risques accrus de symptômes psychotiques. Selon certaines études (NIDA, 2021), la consommation chronique de cannabis peut favoriser l’apparition de symptômes schizophréniques, et l’usage de K2 agit comme un véritable catalyseur de ces phénomènes.

Pour David, ces substances étaient moins une recherche de plaisir qu’une tentative d’automédication face à une souffrance intolérable.

Son récit me plongeait aussi dans la réalité sociologique de l’univers carcéral new-yorkais : De nombreux gardiens – souvent des hommes blancs issus de zones rurales – étaient accusés de comportements autoritaires, parfois empreints de racisme. Cette dimension renforçait les soupçons et la méfiance que David entretenait vis-à-vis des figures d’autorité, qu’il décrivait comme des hommes blancs corpulents, au crâne rasé, parfois tatoués, incarnant pour lui une menace permanente.


Le poids d’une enfance marquée par la violence

Mais au-delà de sa consommation de substances, c'était dans son enfance que se trouvaient les racines les plus profondes de sa souffrance

En avançant dans notre travail thérapeutique, David m’a ouvert les portes de son passé. Né dans une famille extrêmement pauvre de huit enfants, il a vu son père abandonner le foyer et sa mère contrainte à la prostitution pour survivre. Un jour, alors qu’il n’avait que six ans, croyant sa mère en danger après avoir entendu des bruits haletants, David prit un couteau et poignarda l’homme qui payait les services de sa mère. Ce geste fit de lui, aux yeux de la loi, un criminel bien avant qu’il comprenne ce qu’il vivait réellement.


Placés ensuite avec son frère en famille d’accueil, ils furent victimes d’abus sexuels répétés. Cet environnement, loin d’être protecteur, n’a fait que renforcer son sentiment d’insécurité. Très jeune, David a alors commencé à dealer, et à reproduire plusieurs fois la violence subie dans sa famille d’accueil, comme pour reprendre un semblant de contrôle dans un monde où il n’avait cessé d’être impuissant.

En l’écoutant, j’avais l’impression qu’il avait grandi dans un monde où chaque repère de sécurité lui avait été arraché.


Résilience et reconstruction

Pourtant, au milieu de ce chaos, un fragile chemin de reconstruction commençait à se dessiner. David parvint à se construire un minimum de stabilité. Après sa sortie de prison, il réussit à obtenir un logement,  un sanctuaire où il pouvait enfin ressentir un peu de sécurité. Cet espace, si modeste soit-il, représentait une pierre angulaire, un refuge où les cicatrices pouvaient enfin respirer.


Ce que m’a appris David

L’histoire de David incarne ce que nous appelons le trauma complexe : un enchevêtrement d’événements traumatiques précoces et répétés, qui impactent durablement le fonctionnement émotionnel, cognitif et relationnel. Ses symptômes – hypervigilance, engourdissement émotionnel, paranoïa, addictions – sont autant de stratégies de survie que de signes de souffrance.

Ce parcours rappelle une vérité fondamentale : derrière chaque symptôme se cache une tentative d’adaptation. Et derrière chaque douleur, une force insoupçonnée.

Au-delà de ses blessures, David m’a appris que la résilience n’est pas l’absence de fragilité, mais la capacité de continuer à avancer malgré elle. Son parcours montre combien la relation thérapeutique peut offrir un espace sécurisant, un cadre où la parole, l’écoute et la présence peuvent contribuer à transformer une vie marquée par le chaos en une existence où l’on retrouve un sens et une dignité.

David restera pour moi un maître de la résilience. À travers lui, j’ai compris que chaque rencontre thérapeutique est aussi une rencontre humaine, capable de transformer non seulement celui qui souffre, mais aussi celui qui écoute. 

Je lui suis profondément reconnaissante pour la confiance qu’il m’a accordée ainsi que pour la sincérité et la vulnérabilité dont il a fait preuve.



 
 
 

Commentaires


bottom of page